Des chantiers

La construction de routes, pour relier les hommes, de ponts, pour enjamber les cours d’eau, et de bâtiments remarquables, pour que les femmes et les hommes se souviennent de leur symbole, sont des pratiques qui ont plusieurs millénaires. L’art de l’ingénieur réside, quant à lui, dans une construction raisonnée et reproductible.
«
Il y a deux mille ans que l'on construit des voûtes et 50 ans qu'on les calcule » écrivait Paul Séjourné dans les Annales des Ponts et Chaussées en 1931.

Les ingénieurs sont les auteurs discrets et méconnus de la plupart des réseaux d'alimentation, responsables de la fluidité des circulations. Leur heure de gloire, même si l'anonymat perdure, c'est le bien-nommé « ouvrage d'art ». L’histoire de l'École est jalonnée de ces grands chantiers qui ont façonné les infrastructures de la France.

En pierre, en béton ou en métal : l’art du pont

L’art du pont est l’œuvre de Jean-Rodolphe Perronet qui, à 55 ans, signe à Neuilly son premier pont en pierre aux piles très étroites en 1772. Suivront celui de Pont-Sainte-Maxence en 1784, avec ses voûtes très surbaissées, et surtout le pont Louis XVI (pont de la Concorde) en 1791, reposant sur des piles très minces en structure discontinue et des voûtes en arcs de cercles très surbaissés.

Plan des travaux du pont de Neuilly en novembre 1768 par Perronet.
Plan des travaux du pont de Neuilly, en novembre 1768, par Perronet

 

En 1806, la première architecture métallique construite en France est la passerelle du Louvre, actuel pont des Arts, reliant l’Institut au Louvre. Son constructeur, Louis-Alexandre de Cessart, conçoit ce projet, futuriste à l'époque, à l'âge respectable de 82 ans. En matière de ponts métalliques, on considère que Jean Résal en est le plus grand concepteur, à la fin du XIXe siècle (pont Mirabeau, pont Alexandre III, pont de Bercy).

Le pont métallique engendre rapidement le pont suspendu, comme celui de Saint-André-de-Cubzac par Jean Marie de Silguy en 1839, initié par Claude Louis Navier en 1826, dont le pont suspendu aux Invalides ne fut jamais achevé, en raison d'une fissure dans le tablier.

Entre 1830 et 1850, pas moins de 400 ponts suspendus sont construits en France. Mais en 1850, la catastrophe survient : le pont suspendu de la Basse-Chaîne à Angers se rompt, sous les effets conjugués du poids d’une troupe d’infanterie marchant au pas, de vents violents et de l’oxydation des câbles d’ancrage. 260 hommes y trouvent la mort. Dès lors, les ponts suspendus sont abandonnés au profit des ponts métalliques.

Viaduc du Viaur
Viaduc du Viaur

 

Mais le véritable renouveau de l’ouvrage d’art vient du béton, sous ses différentes formes : béton simple (Vicat 1818), aggloméré (Coignet 1852), armé (Monier 1867 ou Hennebique 1879), fretté (Considère 1901), précontraint (Freyssinet 1928), grillagé (Lambot 1848), Portland (Aspdin 1825) et même ciment hydraulique, dont la pratique a été perdue pendant plusieurs siècles avant d’être “redécouverte” au XIXe siècle.

Pont de l'Elorn - Plougastel
Le pont en béton armé Albert Louppe sur l'Elorn entre Brest et Plougastel

 

Dompter les eaux, l’autre mission des ingénieurs

À la fin du XVIIIe siècle, les ingénieurs des ponts s’occupent des questions de navigation intérieure. La régulation des rivières, puis très rapidement, la construction des canaux, est de leur ressort, s’inscrivant dans une logique de développement des infrastructures et de facilitation des échanges, du commerce, et du développement de l’agriculture.

Les ingénieurs des ponts et chaussées vont également ouvrir des chantiers pour développer les ports de commerce. À Cherbourg, la création d’un port artificiel et d’une digue destinée à le protéger constitue ainsi un important aménagement portuaire à la fin du XVIIIe siècle. Pour la digue, Louis Alexandre de Cessart imagine d’immerger d’énormes cônes en bois lestés de pierres, mesurant 50 mètres de diamètre à leur base, 20 m de diamètre au sommet, pour une hauteur allant de 20 à 24 m, dans l’idée de former une digue de 4 km. Entre 1784 et 1788, 18 cônes sont ainsi mis en place. Le projet est abandonné, la vigueur des marées et des tempêtes balayant la pointe du Cotentin aura eu raison de ce projet.

Cessart sera également à l’origine du premier projet de digue de Dieppe et de la création d’un môle d’enceinte permettant la construction de la digue en étant protégé des éléments, tempêtes et marées. Le projet n’aboutira finalement pas, mais le dessin du môle d’enceinte reste un élément d’ingénierie et design majeur, dont la mémoire perdure dans le logo de l’École.

Parmi les autres édifices spectaculaires, citons l’aqueduc de la Vanne (1866 à 1874), ou encore l’ascenseur à bateaux des Fontinettes (1881 à 1887). 

Le premier, bâti sur les restes de son prédécesseur du XIIe siècle et de l’aqueduc romain de Lutèce, permet d’acheminer les eaux de la région de Sens (Yonne) jusqu’au réservoir de l’Haÿ-les-Roses, sur 156 km. De nombreux ouvrages d’art maillent son parcours, parmi lesquels l’emblématique pont-aqueduc de 77 arcades s’élevant à 38 mètres de hauteur, sur 2 km.

L’ascenseur des Fontinettes a été conçu pour doubler une écluse sur le canal de Neufossé, près de Saint-Omer, et permettre ainsi à plus de bateaux de franchir une chute de plus de 13 m. Il se compose de deux caissons métalliques dans lesquels flottent des bateaux pouvant mesurer plus de 38 m de longueur et portant jusqu’à 300 tonneaux. Chacun des bacs est supporté par un énorme piston hydraulique et les deux sas s'élèvent alternativement pour mener les péniches en amont ou en aval, formant une balance hydraulique.

Urbanisation et grands bâtiments

Afin de donner à Paris l’envergure d’une véritable capitale, Napoléon III confie sa transformation au préfet Haussmann en 1853. Celui-ci s’appuie sur les ingénieurs des ponts et chaussées pour entreprendre les vastes chantiers qui jalonnent cette véritable révolution urbanistique. Ils réalisent sous-terre comme en surface, des ouvrages dont l’usage perdure, qui permettent à Paris de se développer et lui donnent la physionomie qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Les travaux souterrains de Paris : Eugène Belgrand (1872-1887)

Premier défi : trouver et acheminer l’eau qui alimentera Paris, et assainir cette ville sale et polluée. En 1854, Eugène Belgrand est nommé à la direction du service des eaux de Paris puis à la direction des eaux et égouts de la Ville de Paris. Il y réalise ses travaux souterrains, dont le réseau de 600 km d’égouts se déversant dans le grand égout collecteur d’Asnières. Sans ces travaux souterrains, les projets d’Haussmann n’auraient sans doute jamais fait surface.

Travaux souterrains du canal Saint-Martin, circa 1862
Travaux souterrains du canal Saint-Martin, vers 1862

On doit également à Belgrand la distribution de l’eau à tous les étages des immeubles de la capitale. Grâce à une étude approfondie des terrains, des sources et à la classification des rivières pouvant être dérivées, Belgrand développe un réseau d’aqueducs et parvient à acheminer une eau limpide et fraîche vers les réservoirs, et à fournir un volume de 80 000 mètres cubes par 24 heures.

Les promenades de Paris : Adolphe Alphand (1854-1873)

Surnommé “le jardinier de Paris”, Adolphe Alphand est chargé par Haussmann de la beauté et de l'embellissement de la ville, en faisant entrer la nature dans les rues. Nommé responsable du service des promenades et plantations de la Ville en 1853, puis directeur de la voie publique et des promenades, Alphand dessine pendant 37 ans les espaces verdoyants de Paris, parmi lesquels le bois de Boulogne, le bois de Vincennes, ou les Champs-Élysées.

L'espace public façonné par Alphand est pensé en un système hiérarchisé et structurant, avec deux bois (Boulogne et Vincennes), trois grands parcs (Buttes-Chaumont, Monceau, Montsouris), 24 squares et de nombreuses avenues plantées. Avec près de 90 000 arbres d'alignement et la création inédite d’un mobilier urbain pensé dans ses moindres détails, ce réseau d’une qualité spatiale et esthétique inégalée magnifie Paris. 

Alphand réalise donc à l’échelle de la ville la démarche de projet que les ingénieurs des ponts et chaussées appliquent depuis longtemps aux grands chantiers territoriaux : l’appréhension de l’espace public dans sa dimension globale.

Le chemin de fer et le métro

Le chemin de fer se développe en France d’abord au service de l’économie et de l’industrialisation, au XIXe siècle, qui a besoin d’énergie. Ainsi, la première ligne de chemin de fer est créée sous l’impulsion de Paulin Talabot, le 1er janvier 1828. Elle relie Saint-Étienne à Andrézieux, et a pour mission d’acheminer le charbon vers la Loire et le Rhône. C’est une ligne à caractère industriel, sur laquelle circulent quelques wagons sommairement aménagés pour le transport des ouvriers.

Ouverte le 24 août 1837, la ligne Paris-Saint-Germain-en-Laye est la première à être principalement destinée au transport des voyageurs ; elle marque le début des grands réseaux français qui partiront de Paris. Talabot part en 1882 après avoir créé le réseau PLM (Paris-Lyon-Méditerranée) dont les 11000 km de lignes relient les trois principales villes de France.

La création de ces voies de chemin de fer, qui implique de franchir des obstacles naturels, est un défi technique qui va permettre aux ingénieurs de donner la mesure de leurs compétences, construisant des grands viaducs (Garabit, Viaur) et tunnels (Mont-Cenis).

Construction du viaduc de Garabit, 18/04/1884
Viaduc de Garabit le 18 avril 1884

 

À Paris, il faudra attendre 1895 pour que soit décidée la construction du Métro. Le projet est confié à Fulgence Bienvenüe qui prend la direction de ce qui sera le chantier le plus emblématique de Paris au XXe siècle. La première ligne est inaugurée en 1900, quelques jours après l’Exposition universelle et avec plusieurs mois de retard.

Rue de Rivoli
Rue de Rivoli : construction de la station du Châtelet

Pendant plus de 30 ans, Bienvenüe assure la conduite des travaux des nouvelles lignes, et la quasi-totalité du réseau existant encore aujourd’hui. Seules les lignes 11 (1935) et 14 (1998) seront réalisées après sa retraite en 1932.

Viaduc de Passy
Viaduc de Passy

 

Les grands bâtiments

Le succès des ingénieurs des ponts et chaussées se mesure au nombre croissant de projets de bâtiments qui leur sont demandés par l’administration ou par des particuliers. Chacun à sa manière et par sa destination, ces ouvrages marquent l’histoire de leur fonction et de leur dimension. Citons notamment le palais abbatial de Royaumont par Louis Le Masson en 1785, le phare des Héaux de Bréhat par Léonce Reynaud en 1834, ou l’aéroport d’Orly par Henri Vicariot en 1961.

Phare des Héaux de Bréhat
Phare des Héaux de Bréhat

 

L’art de la couverture est également à l’honneur. De nombreux chantiers d’envergure ont lieu au XXe siècle : marché couvert de Gennevilliers, halle de Budapest ou bâtiment de la Centrale électrique d’Alger sont des ouvrages qui illustrent la maîtrise qu’ont alors acquise les ingénieurs des ponts et chaussées, face aux problèmes de couverture de grandes surfaces. 

Eugène Freyssinet en est l’ingénieur emblématique. On lui doit notamment l’invention du béton précontraint qui permet d’en décupler les propriétés et de supporter des charges monumentales. Freyssinet réalise durant sa carrière des œuvres architecturales qui ont traversé les époques et sont encore aujourd’hui l’illustration de son génie, telles que la Halle Freyssinet à Paris (qui abrite aujourd’hui l’incubateur Station F), les Halles Boulingrin à Reims ou encore la basilique Saint-Pie X de Lourdes.

Mémoires de chantier

Source d’inspiration pour l’ensemble du génie civil français, les ingénieurs des ponts et chaussées symbolisent au XIXe siècle l’excellence de l’ingénierie à la française. L’Arc de Triomphe, l’Opéra Garnier ou encore la Tour Eiffel illustrent ces grands chantiers de l’époque, qui se sont appuyés sur les innovations enseignées à l'École.

Opéra Garnier
Opéra Garnier

 

Grands ingénieurs et chantiers d’aujourd’hui

Au XXe siècle, l’histoire des grands ouvrages s’écrit encore avec les ponts et chaussées. 

Paul Andreu est l’un des architectes de ces monuments modernes qui marquent notre époque, par leurs dimensions, leur esthétisme ou leur symbolique. Grand bâtisseur d’aéroports, il a conçu celui de Roissy dans les années 1970, ainsi que ceux d’Abou Dhabi, Jakarta, Le Caire, Dar-Es-Salaam, au total une vingtaine.

Johan Otto Von Spreckelsen, concepteur de l’Arche de la Défense, fait appel à lui pour gérer les contraintes techniques d’un tel bâtiment. Après sa mort en 1987, Paul Andreu assumera seul la fin de la réalisation.

En 1996, le projet de Viaduc porté par Michel Virlogeux, reliant les deux Causses de part et d’autre de Millau, est retenu pour achever la construction de l’autoroute A75. Après plusieurs années d’études, le chantier est lancé en 2001. La construction de ce pont monumental, qui n’a duré que 3 ans, réunit un concentré de technologie de pointe par les instruments et les matériaux utilisés.

À son inauguration en 2004, le monument cumule plusieurs records, dont ceux de la plus haute pile du monde et du plus long tablier métallique. Prouesse technique, il est aussi une réussite esthétique, avec une allure aérienne parfaitement intégrée dans le paysage.

Autre figure contemporaine, Marc Mimram est l’auteur de nombreux ouvrages d’art internationalement reconnus, tels que la passerelle Solferino à Paris (Équerre d’argent 1999), le pont Hassan II à Rabat au Maroc (prix Aga Khan d’architecture en 2013), l’extension du stade de Roland-Garros ou le nouveau campus AgroParisTech INRA, sur le plateau de Saclay, dont le chantier a démarré en 2019. Ce nouveau campus d’environ 65 000 m2 rassemblera à la rentrée 2021, près de 3500 étudiants, enseignants-chercheurs et salariés.