Qu'est-ce qu'une infrastructure ?

Qu'est-ce qu'une infrastructure ? Origine et trajectoire du concept.

Guillermo Guajardo Soto, Centro de Investigaciones Interdisciplinarias en Ciencias y Humanidades, Universidad Nacional Autónoma de México

S’appuyant en partie sur des documents conservés à l'École, cet article explore l'histoire du concept d'infrastructure depuis ses origines dans la législation ferroviaire française du XIXè siècle, son adoption comme métaphore pour caractériser le monde social, jusqu'à son expansion dans le domaine militaire et civil international. L'auteur se penche sur les multiples significations et contextes dans lesquels le terme est employé, et révèle une généalogie qui entrelace des continuités avec des traductions et des transferts, marquant sa trajectoire à travers différents contextes disciplinaires, géographiques et politiques.

Le texte présenté ici est une traduction en français de l'article suivant :

Guajardo Soto, Guillermo. “¿Qué es la infraestructura? Orígenes, giros y continuidades del concepto”. ARQ no. 114 (2023): 4-15.

https://dx.doi.org/10.4067/S0717-69962023000200004

Ce texte est le fruit du projet de recherche « Infrastructure et société », que l'auteur développe dans le cadre du programme de recherche en science et technologie du Centre de recherche interdisciplinaire en sciences et humanités de l'Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM). Nous remercions Karina Pardo, bibliothécaire au Département d'information et de documentation du Centre, et Guillaume Saquet, documentaliste des collections et archives anciennes à la Direction de la documentation, des archives et du patrimoine de l'École nationale des ponts et chaussées en France, pour la localisation des matériaux et la fourniture de l'image. Nous remercions également Lia Largaespada, archiviste au département Archives et gestion de l'information des Archives de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Enfin, toutes les déclarations sont de la seule responsabilité de l'auteur.

L'infrastructure : une métaphore juridique et matérielle, pas une mode

Les routes, les ponts et les voies sur lesquelles passent quotidiennement les marchandises et les personnes sont une réalité persistante et omniprésente, créée par la construction constante d'installations et de réseaux qui ordonnent les flux et organisent une vie quotidienne qui a intériorisé des dimensions fixes. Pour comprendre toute cette matérialité, le concept d'« infrastructure » a été largement utilisé au cours des dernières décennies comme une sorte de « kit spatial » composé d'installations fixes, de systèmes sociotechniques complexes et d'une normativité pour l'accès de divers utilisateurs (Van Laak 2001 ; Flyvbjerg, Bruzelius et Rothengatter 2003 ; Cassa, Schwanen et Shove 2018 ; Hein 2018 ; Frischmann 2012).

Ce concept s'est répandu pour comprendre des aspects plus immatériels et informels de la vie sociale, comme en témoignent les nouvelles études critiques sur les infrastructures hétérogènes et son adoption par les historiens en tant que « nouveau vocabulaire à la mode » (Ernstson et Nilsson 2022 ; Bridges 2023). Toutefois, l'ouverture croissante de l'angle d'explication de ce que l'on entend par infrastructure rend nécessaire un réexamen du cœur de sa définition et de sa trajectoire ultérieure dans les sciences sociales, la politique et l'histoire.

À cet égard, cet article soutient que, bien qu'un certain consensus indique une origine dans l'ingénierie ferroviaire française, en réalité il ne s'agissait pas d'un jargon « technique » mais d'un concept administratif pour délimiter la frontière entre l'investissement privé et public, dont la traduction et l'utilisation ultérieure en anglais au 20ème siècle lui ont donné un caractère opérationnel associé à de grandes opérations militaires, avec des tensions entre ce que l'on entend par « installation », « réseau » et « systèmes ». L'article ne cherche pas à redéfinir son utilisation, mais à visiter les contours d'une définition d'un type de dimension matérielle conçue qui a eu un potentiel pour comprendre les structures sociales, ainsi que ses limites avant d'étendre son utilisation.

Pour ce faire l’article passe en revue l’histoire du concept en six sections. La première section traite de l'état de l'art académique de l'origine et de ses développements ultérieurs. Dans la deuxième, nous soutenons que c'est entre 1837 et 1842 que l'arrivée du nouveau moyen de transport, le chemin de fer, a ouvert en France un espace de travail législatif entre le droit et l'ingénierie afin de réguler l'expansion des réseaux. La troisième explique sa migration vers le marxisme entre 1897 et 1929. L'entrée de l'État dans le XXe siècle est abordée dans la quatrième section comme un processus qui s'est déroulé pendant les deux guerres mondiales jusqu'au début de la guerre froide, lorsque l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord l'a utilisé dans ses programmes de dépenses militaires. Cela a donné au monde civil un outil de planification économique qui est examiné dans la cinquième section. Enfin, dans la sixième, nous terminons au début du 21e siècle avec son retour au domaine militaire et à la gestion publique en raison de la détérioration et de la vulnérabilité de vastes réseaux et installations face à de nouveaux types de violence. Les dernières considérations visent à comprendre sa portée et ses limites dans les sciences humaines et sociales.

L'immobilité et les définitions de base

Pour Fernand Braudel, la totalité de l'histoire pourrait être comprise comme une « infrastructure de relations » donnée par des couches d'histoire lente avec des milliers de niveaux de temps comme profondeur, une semi-immobilité persistante (Braudel 1958:734). L'immobilité en tant que ressource heuristique nous permet de comprendre les transformations de l'espace à travers la construction de réseaux de transport terrestre qui se sont accumulés et sédimentés au cours de l'histoire. Cet attribut de l'immobilité nous permet également de comprendre les infrastructures en tant que témoignages des flux et support de la société de l'information contemporaine (Plassard-Buguet 1989 ; Prelorenzo 2007 ; Castells 2000 : 446).

Mais quelle est la signification fondamentale de ce que l'on entend par infrastructure ? Pour Latour, l'utilisation de termes tels que « cadre général », « infrastructure », « cadre » a été empruntée à des activités techniques pour indiquer vaguement les interactions structurées qui se produisent dans le monde social (Latour 2005:194). Les dictionnaires ne reflètent pas nécessairement la date de création d'un concept, mais ils aident à comprendre quand le mot est devenu d'usage public. Pour la Real Academia Española, le terme « infrastructure » est défini comme un « ouvrage souterrain ou une structure qui sert de base de soutien à un autre » et comme un « ensemble d'éléments, de dotations ou de services nécessaires au bon fonctionnement d'un pays, d'une ville ou de toute organisation » (Real Academia Española 2022). Pour l'American Heritage Dictionary, il s'agit à la fois d'« installations » et d'«une base ou d'un fondement sous-jacent, en particulier pour une organisation ou un système» (American Heritage 2022).

Pour englober toute l'histoire de l'infrastructure aux États-Unis, l'ingénieur et historien David Petroski a élaboré sa propre définition : le terme, utilisé dans le domaine des travaux publics, désigne la partie inférieure des améliorations physiques d'une société (c'est-à-dire les améliorations et les systèmes tels que les routes, les ponts, les aéroports, l'approvisionnement en eau et l'élimination des déchets). Son antécédent le fait remonter aux routes romaines, mais le mot « infrastructure » en anglais est récent, vers 1927, et avant la Seconde Guerre mondiale, il n'apparaissait pas dans les dictionnaires anglais (Petroski 2009 : 370). Cette absence avant 1945 aux États-Unis pourrait s'expliquer par le fait qu'une définition juridique existait déjà dans la doctrine dite des « installations essentielles » de 1912, établie par la Cour suprême dans une controverse sur le coût de la construction et de l'entretien des ponts ferroviaires de Saint Louis, dans le Missouri, au-dessus du fleuve Mississippi. L'ampleur du fleuve ne permettait pas à chaque route ou compagnie de le traverser avec son propre pont, ce qui a obligé à créer une métaphore juridique « américaine » pour donner l'attribut de bien public à une installation privée qui était un monopole naturel afin de réglementer l'accès libre (Churella 2009 : 109).

En ce qui concerne l'origine française, Ashley Carse indique que le mot « infrastructure » trouve son origine dans l'ingénierie française du XIXe siècle et dans la politique ferroviaire, qui a migré vers l'usage militaire jusqu'à ce qu'il atteigne les sciences sociales pour expliquer les actifs physiques, les systèmes, les visions du monde et pour comprendre le monde actuel comme un cadre sous-jacent d'éléments hétérogènes ajustés à un ordre calculé (Carse 2017 : 27-39). D'autres auteurs indiquent qu'en France, vers 1875, il était déjà fréquemment utilisé dans les activités ferroviaires (Van Laak 2001 : 370).

Cependant, dans le dictionnaire de l'Académie française de 1879, le mot n'apparaissait pas et a été incorporé dans l'édition de 1935 en vigueur à ce jour, comprenant l'infrastructure comme l'ensemble des fondations et des terrassements d'une construction routière ou ferroviaire comprenant les remblais et les tranchées, les ouvrages d'art et les passages à niveau. Il s'agit également des installations et équipements qui permettent l'activité technique et économique d'une communauté et, dans le domaine militaire, de toutes les installations et organisations nécessaires à l'activité et au maintien d'une force armée sur un territoire. En outre, en 1935, il a indiqué que dans la doctrine marxiste, il s'agissait d'une « structure sous-jacente » qui soutenait une réalité manifeste, en tant qu'ensemble de conditions économiques considérées comme la base des institutions, de l'appareil d'État et de l'idéologie qui constituent la « superstructure » (Académie française 1935).

Prises ensemble, les définitions de base convergent vers un fondement sous-jacent d'un espace créé par une conception calculée, qui est discuté dans la section suivante.

L'origine française : séparation administrative entre la terre et la technologie

La création officielle du chemin de fer en 1825 en Angleterre était à la fois un moyen de transport et le premier système sociotechnique moderne, qui a posé ses rails sur le sol en créant les premières «industries de réseau» telles que l'eau, le télégraphe, le gaz, les tramways et l'électricité, obligeant les gouvernements à établir des réglementations sur leur passage à travers le territoire (Marx 2010 : 567 ; Millward 2005). Mais, contrairement aux pays pionniers dans la croissance des chemins de fer comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, où les capitaux privés ont été le moteur de leur expansion, en France, l'État a joué un rôle de premier plan dans la promotion et l'orientation des chemins de fer avec un développement conceptuel spécifique de l'infrastructure, en s'appuyant sur le droit, l'économie et les connaissances théoriques et pratiques qu'il avait du financement, de l'aménagement, de la conception, de la construction, de l'exploitation et de l'entretien des travaux publics.

En France, à partir de 1827, les lignes de chemin de fer sont construites sur le modèle britannique des petites lignes au service d'une activité économique spécifique. Cette logique a auparavant évolué au gré des débats et des tensions locales sur la montée du capitalisme et de l'État à partir du XVIIIe siècle. La pensée du comte Claude Henry de Saint-Simon (1760-1825) et le rôle des ingénieurs des grandes écoles comme l'École polytechnique et l'École des ponts et chaussées, ainsi que de leurs disciples et diffuseurs, ont été déterminants. Le saint-simonisme conçoit une économie mixte, où les routes publiques jouent un rôle à la fois matériel et politique en centralisant le pouvoir de l'État dans une conception générale d'économie de réseaux (Caron 1997 ; Lalevée 2023). Un autre acteur intellectuel et politique important est Alexis Victor Legrand (1791-1848), ingénieur formé à Polytechnique et aux ponts et chaussées, qui dans les années 1830 est conseiller d'Etat et député, ainsi que directeur général des travaux publics, synthétisant la rationalité de l'ingénieur et celle de l'homme politique (Smith 1990 ; Picon 2002 : 238).

En 1837, les commissions parlementaires commencent à définir des critères sur des questions telles que les franchises d'importation de rails pour ce que l'on appelle la « superstructure » de la voie. C'est le prélude à la discussion du projet de loi du 15 février 1838, dont l'exposé des motifs a été fait par Legrand avec les idées principales de la « structure » du réseau qui relierait Paris aux principales villes sous la forme d'un système de rayon central inscrit dans ce que l'on appelle l'« étoile de Legrand ». Les discussions d'avril à mai 1842 ont permis de définir les travaux à réaliser par l'État et leur coordination avec les compagnies chargées de la « superstructure », l'État fournissant l'« infrastructure ». Le tout aboutit à la loi du 11 juin 1842, dans laquelle une différenciation est faite entre « L'exécution des terrassements et des ouvrages d'art » et « L'achat et la pose des rails, l'achat des machines et l'exploitation ». Les premiers devaient être payés sur les fonds de l'État et les seconds, la «superstructure» comprenant les rails, le matériel roulant et l'exploitation par la société privée (Picard 1884 : 89, 96-100, 279-283, 241-244).

DESCUBES-DESGUERAINES, Albert. Résumé des leçons sur les chemins de fer: 1ère partie, Étude et construction. Paris : École nationale des ponts et chaussées, 1921, p. 15.
Le remblai, icône de l'infrastructure, dans les cours d'ingénierie de l'École des ponts et chaussées en 1921.
Consulter en ligne (p. 15) : https://heritage.ecoledesponts.fr/ark:/12148/bpt6k1090613b/f19.item

Le concept reste cependant confiné à la législation, comme en témoigne le fait qu'en 1861, un dictionnaire des chemins de fer ne définit le mot « superstructure » que comme « un terme administratif encore peu étendu » aux travaux du remblai (Cousy de Fageolles 1861:358). Il a été étendu à d'autres normes telles que les travaux de voirie locale avec peu d'utilisation académique (Ecole nationale des ponts et chaussées 1859, 1866, 1895). Les cours d'ingénierie à l'école des ponts commençaient par les bases de la construction de digues, comme illustré sur l'image.

Du point de vue administratif, il a été lentement incorporé à l'ingénierie, ce qui indique qu'il ne s'agissait pas d'un « jargon technique » à l'origine. Dans les traités d'ingénierie français des années 1890, le chemin de fer était défini comme une voie métallique constituée de rails montés sur une plate-forme au sol construite par des travaux de terrassement de remblais, de fossés, de tunnels, d'ouvrages souterrains, de ponts et de viaducs qui constituaient l'« infrastructure ». La « superstructure » avec l'équipement industriel des rails et des traverses, les accessoires d'aiguillage, les passages à niveau, les signaux, les gares, les triages, le matériel roulant pour l'exploitation commerciale (Moreau 1898) était monté sur cette plate-forme.

Par son origine plutôt liée à une métaphore proche des sciences juridiques et politiques, le concept d'infrastructure a montré un potentiel précoce pour caractériser le monde social dès 1897.

Son utilisation précoce dans les sciences sociales par les marxistes

La définition française de 1935 a mis en évidence son utilisation par les marxistes pour comprendre l'infrastructure comme un ensemble de conditions économiques considérées comme la base des institutions, de l'appareil d'État et de l'idéologie. Il ne s'agit pas d'un développement de Marx mais des diffuseurs du marxisme qui, à la fin du 19e siècle, utilisaient le terme « infrastructure » pour désigner une base matérielle générique de la société qui détermine la superstructure sociale. Karl Marx, dans le Prologue de la Contribution à l'économie politique de 1859, avait utilisé un terme plus architectural et constructif pour désigner un ensemble de relations de production formant la « structure économique de la société », qui est la base réelle « sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique » dans les traductions anglaise et espagnole de la version allemande (Marx 1981:4; Dobb 1977:76).

En 1929, l'historien Henri Sée a noté que le mot infrastructure avait été utilisé par les matérialistes historiques pour indiquer la distinction entre une base matérielle générique de la société qui détermine la superstructure sociale (Sée 1929 : 96). Georges Sorel (1847-1922), socialiste français et fondateur du syndicalisme révolutionnaire, a joué un rôle dans cet usage en employant le concept dans la préface qu'il a rédigée pour le livre d'Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l'histoire, en 1897, en faisant référence aux médiations de ce qu'il appelait « l'infrastructure économique », en critiquant le fait que Marx n'était pas responsable des simplifications et des déterminismes du matérialisme historique (Sorel 1897 : 8). Sorel avait obtenu son diplôme d'ingénieur civil en 1867 à l'École polytechnique, il travaillait sur les routes et les ponts et ses écrits sociaux reflétaient son processus de travail entre la conception et l'application (Portis 1982 : 9-10, 36).

Au cours du 20e siècle, cette vision est devenue plus rigide et géométrique entre un niveau supérieur et un niveau inférieur. L'anthropologue économique Maurice Godelier a caractérisé l'infrastructure comme une combinaison de trois types de conditions matérielles et sociales pour la reproduction de l'existence sociale : 1) les conditions écologiques et géographiques, 2) les forces productives avec différents processus de travail et 3) les relations sociales de production (Godelier 1978). En tout état de cause, il y a une différence entre concevoir l'infrastructure comme une nature donnée et statique, ou comme une digue construite par l'action humaine avec un tracé défini.

Cette subtile pollinisation intellectuelle française du marxisme a précédé le tournant radical que le concept a pris avec les guerres mondiales et la guerre froide au 20e siècle.

Un « nouveau » mot français pour désigner le monde militaire et civil

La Première Guerre mondiale (1914-1918) a modifié en profondeur ce que l'on entendait jusqu'alors par transport, en raison de l'effort considérable de mobilisation des troupes et des moyens, l'American Expeditionary Force ayant eu un impact majeur entre 1917 et 1918 avec le transfert de deux millions de soldats et de leur matériel à 5 000 kilomètres de son propre territoire. Une fois en France, la Force a dû transférer le personnel des compagnies ferroviaires américaines chargées d'ajouter des centaines de kilomètres, d'exploiter 1 791 locomotives et 26 994 wagons, pour atteindre 83 000 ouvriers et techniciens sous contrôle militaire (Hutchins 1952 ; Reutter 2004 ; Goldfeder 2006). En outre, les ingénieurs militaires américains ont travaillé avec les Français sur de nombreuses questions techniques et de formation du personnel, ce qui a été facilité par des liens de longue date avec de grandes écoles telles que l'école polytechnique et l'école des ponts (Lofgren 1992 ; U.S. Army Corps of Engineers 1998 : 27, 146).

La guerre n'a pas donné lieu à une nouvelle définition militaire de ce que l'on entendait par infrastructure, car aux États-Unis, il existait la doctrine des installations essentielles. Le rôle du conflit a été d'établir une première interaction forcée entre anglophones et francophones qui a conduit au transfert du concept d'infrastructure pour définir les bases et les camps militaires, ce qui sera déterminant pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, les conditions de son adoption progressive dans la langue anglaise ont été établies jusqu'en 1949 avec la création de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), date à laquelle il a été utilisé et a migré vers les planificateurs civils (Petroski 2016:14). Le mot a été explicitement utilisé en 1952 par l'OTAN pour établir une « logistique plus robuste » dans la mobilisation militaire avec un « programme d'infrastructure » en Europe occidentale (Hotz 1953:129 ; Royal Institute of International Affairs 1954:86).

En 1954, Lord Ismay, le premier secrétaire général de l'Organisation, a indiqué que le mot venait de France où il était utilisé « depuis longtemps » pour désigner les travaux ferroviaires tels que les remblais, les ponts et les tunnels :

Il a été adopté par l'OTAN comme terme générique pour désigner toutes les installations fixes nécessaires au déploiement et aux opérations efficaces des forces armées modernes, par exemple les aérodromes, les transmissions, les quartiers généraux militaires, les dépôts de carburant et les pipelines, les stations d'alerte radar et d'aide à la navigation, les installations portuaires, etc. (Ismay 1954 : 114).

ISMAY, Hastings Lionel (Lord Ismay). NATO. The first 5 years 1949-1954 by Lord Ismay, Secretary General of the North Atlantic Treaty Organization. Paris: Palais de Chaillot-NATO, 1954, p. 123
Programme d'infrastructure de l'OTAN 1954 : aérodromes, communications, ravitaillement en carburant et autres projets.
Consulter sur le site des archives de l'OTAN (p. 123) : https://archives.nato.int/uploads/r/null/2/1/216977/NATO-The_first_5_years_1949-1954__by_Lord_Ismay_.pdf

L'intégration du concept français dans une préparation militaire calculée comme un avantage stratégique avec des « installations fixes » modernes faisait partie d'une conception plus large laissée par le plan Marshall de 1947 pour reconstruire l'Europe ; les infrastructures civiles telles que les chemins de fer, les routes et les ports avaient été incluses par la commission des réparations établie à Yalta en 1945 (Kindleberger 1968:370). Il convient de noter le rôle ultérieur du général George Marshall, en tant que secrétaire américain à la Défense, dans la transition, en 1951, d'un programme de reconstruction économique, sans implications militaires, à un programme de défense en réponse aux demandes des Alliés. Le programme d'infrastructure de l'OTAN se concentre sur l'expansion de nouveaux types d'actifs fixes et de systèmes ; en 1954, il s'agit d'un programme de 554 millions de livres sterling, de la Norvège à la Turquie, dont 56% pour les aérodromes, 20% pour les communications, 13,7% pour les pipelines et les dépôts de carburant et le reste pour d'autres projets (Ismay 1954 : 134, 123). Leur déploiement est illustré sur la carte.

Quoi qu'il en soit, l'adoption du nouveau concept n'a pas été facile en raison des problèmes sous-jacents de l'infrastructure en termes d'échelle, d'effet de réseau et de coordination des ressources. C'est ce que soulignait en 1952 un professeur de l'Académie militaire des États-Unis, à propos des divergences d'opinion sur le concept dues au fait qu'il ne s'agissait pas d'installations fixes - proches de la vision américaine - mais d'aspects plus complexes de planification des facteurs, de consommation d'énormes ressources et de personnel pour les exploiter (Lincoln, 1952, p. 440-443). En 1953, le magazine American Speech considérait l'infrastructure comme un « nouveau mot » désignant les réseaux de communication et les services supranationaux nécessaires à l'établissement de nouvelles bases militaires en Europe centrale, au même titre qu'un autre nouveau mot, le «welfarisme», qui caractérisait les politiques de l'État-providence (Russell 1953:295 ; Middleton 1953:434).

Avec l'OTAN, l'infrastructure est devenue publique, opérationnelle et incorporée dans le dictionnaire militaire américain qui, en 1964, la définit comme l'ensemble des installations fixes et permanentes destinées à l'entraînement ou à l'exécution de plans opérationnels, ainsi que les dispositions relatives à leur financement. Son utilisation opérationnelle s'est également étendue à la contre-insurrection, comme en témoignent les recherches menées en 1966 par l'université américaine pour l'armée américaine au Sud-Vietnam sur « l'infrastructure insurgée », afin de comprendre comment les installations et les opérations de la guérilla étaient configurées et caractérisées comme un iceberg d'organisation politique et économique avec une couverture territoriale (Conley 1966:20-21).

La poussée du développement économique

La reconstruction de l'Europe avec le plan Marshall et son prolongement militaire par l'OTAN au début de la guerre froide ont été décisifs pour donner aux infrastructures une place prépondérante dans la sphère civile, dans un contexte d'opposition idéologique entre planification et dérégulation du marché qui convergeaient vers l'emploi de l'État comme mobilisateur de ressources (Westad 2011:10).

L'un des fondements économiques développés pendant la Seconde Guerre mondiale a été la théorie de la « grande poussée » avancée par l'économiste Paul Rosenstein-Rodan de l'University College de Londres. Elle comportait la recommandation d'industrialiser rapidement l'Europe de l'Est et du Sud pour faire face au communisme dans la période d'après-guerre avec un ensemble d'investissements dans l'industrie et le transport réunis par la notion de « services publics » (Rosenstein-Rodan 1943:208). Bien que son utilisation dans l'économie ait été graduelle et ait connu divers rebondissements, comme l'a fait Albert O. Hirschman lorsqu'il a donné une définition proche de ce qu'il a appelé le « Social Overhead Capital » (SOC), en tant que « capital qui fournit des services publics » intégré par la « capitalité » et le « caractère public » des installations portuaires, des autoroutes, des projets hydroélectriques et autres (Hirschman 1958:83-84). En 1962, Tinbergen l'a utilisé pour désigner un ensemble d'investissements dans les industries de base, en particulier l'énergie, les routes et les services nécessaires à la « grande poussée », caractérisés par leur indivisibilité et leur grande échelle. Comme dans la sphère militaire, il est devenu opérationnel dans la sphère civile en tant que recette pour un investissement lourd dans les actifs territoriaux et une idée forte de l'assistance technique pour le développement (Tinbergen 1962:17 ; Ellis 1961).

À l'époque, Reimut Jochimsen (1933-1999), économiste, ministre et homme politique de l'ancienne République fédérale d'Allemagne et recteur de l'université de Kiel, a adopté une approche plus explicite - bien que peu médiatisée - de l'utilisation des infrastructures pour tracer la voie du développement économique. En 1966, il a publié sa Théorie de l'infrastructure, qui a jeté les bases conceptuelles d'une théorie du développement économique par la fourniture par l'État de divers types d'infrastructures (Universität Siegen ; Jochimsen, 1966).

Dans cette théorie, il a classé tous les types d'infrastructures en trois groupes principaux : 1) matériel ; biens d'équipement immobiles qui contribuent à la production de biens et de services nécessaires pour satisfaire les besoins physiques et sociaux de base ; 2) institutionnel, entendu comme les règles formelles et les conventions informelles, les capacités à garantir et à mettre en œuvre ces règles et 3) personnel donné par les propriétés pertinentes de la population active, l'éducation spéciale et technique, ainsi que l'attitude entrepreneuriale. Le type matériel était plus proche du contenu original du concept, composé de bâtiments et d'installations de l'administration publique, de l'éducation, de la recherche, de la santé et des prestations sociales, de l'eau potable, de l'élimination des déchets et de la conservation des ressources naturelles (Buhr 2009 : 8-9, 14-15).

La contribution de Jochimsen était une approche économique explicite, mais en raison de sa faible diffusion en dehors de l'Allemagne, des approches telles que celle de Rawls sur les biens publics ont été plus influentes, car elles avaient une large couverture en raison de leur indivisibilité et de leur caractère ouvert, dont la fourniture devrait être structurée par un processus politique plutôt que par le marché (Rawls 1995 : 250).

Ruines, retour à la fragmentation stratégique et conceptuelle

Entre les années 1970 et 1980, l'adoption du concept a progressé lentement dans le monde universitaire et seulement lentement dans les sciences humaines (Bridges 2023 : 1) jusqu'à ce qu'aux États-Unis, l'appel public à la pertinence de l'infrastructure ne vienne pas de la nouveauté mais de la décrépitude. En 1981, l'étude America in Ruins du Council of State Planning Agencies, réalisée par Choate et Walter, a été publiée, un document dans lequel l'expression « infrastructure publique “ était utilisée pour éviter la répétition constante de ” travaux publics “. Puis, dans un rapport de 1983, le Congressional Budget Office des États-Unis a défini l'“infrastructure” comme des installations qui avaient “des caractéristiques communes d'intensité capitalistique et d'investissement public élevé à tous les niveaux de gouvernement” (Petroski 2016:14-16 ; Moteff et Parfomak 2004:2-5).

Après les attentats terroristes de 1993 aux États-Unis, l'infrastructure a repris sa tournure militaire, exprimée dans des rapports fédéraux, des lois et des décrets successifs visant à définir les actifs qui seraient considérés comme essentiels à la sécurité nationale. En 1996, la liste couvrait les télécommunications, les réseaux électriques, le stockage et le transport du pétrole et du gaz, la banque et la finance, les transports, les systèmes d'approvisionnement en eau, les services d'urgence et la continuité du gouvernement. Après les attentats du 11 septembre 2001 et la promulgation du Patriot Act, une définition globale des « infrastructures critiques » a été utilisée, avec une liste si large qu'elle a soulevé des problèmes de couverture de protection tels que les services de production, de transmission et de distribution d'énergie, les transports, y compris les chemins de fer, les routes, les ports d'embarquement et les voies navigables, jusqu'à l'approvisionnement en eau et en denrées alimentaires pour la consommation humaine. Cette limite a conduit en 2003 à l'introduction du concept de « ressources clés » en tant que « ressources contrôlées par le secteur public ou privé, essentielles aux opérations minimales de l'économie et du gouvernement » et de « biens critiques » pour cibler les priorités du gouvernement (Moteff et Parfomak 2004:6-11).

Le début du 21ème siècle a vu un renouveau du contenu militaire avec lequel le concept d'infrastructure était entré dans le 20ème siècle, tout en exprimant les limites déjà constatées en 1952 par les défis de la coordination entre la gestion publique et privée des réseaux, des installations et des systèmes.

Considérations finales

La trajectoire du concept d'infrastructure, depuis son origine, sa migration, sa traduction, ses tours et détours, indique qu'il ne s'agit pas d'un terme « technique » qui a commencé par une digue, mais d'une métaphore juridique avec deux contenus fondamentaux : 1) la délimitation des zones matérielles pour coordonner les acteurs privés et publics impliqués dans la construction et l'exploitation des chemins de fer ; 2) la digue fixe et immobile séparée de la « superstructure » composée de la technologie et de la gestion des systèmes, en tant que champs d'action différenciés du génie civil, du génie mécanique et de la gestion commerciale.

La nécessité d'un concept de gestion publique des grands réseaux aux États-Unis - pays qui, en 1914, comptait le plus grand nombre de lignes de chemin de fer de la planète - a débouché sur une doctrine d'équipements essentiels de nature ponctuelle, proches de la notion de biens publics. Mais c'était aussi une interprétation juridique non technique pour réglementer une matérialité qui, au contact de la définition française d'origine, soulevait une tension constante entre ce que l'on entend par facilités, réseaux et systèmes, tension conceptuelle présente depuis son utilisation par l'OTAN.

Nous pensons qu'il est nécessaire d'approfondir des questions telles que son application pour expliquer les transformations du capitalisme avant 1929, lorsqu'il s'agissait encore d'un terme limité à la législation française. Un autre aspect est la rencontre interculturelle qui a émergé des opérations militaires pendant les guerres mondiales, et qui s'est ensuite transférée à la sphère civile. L'approche de Jochimsen, dont l'ouvrage reste en allemand, se distingue et reste à explorer, d'autant plus qu'elle est issue d'un pays où la reconstruction du Plan Marshall et la construction de l'OTAN ont convergé dans une coordination des ressources et des gestions publiques et privées.

Mais, face à son utilisation croissante et à son extension de l'infrastructure à l'immatériel, à l'hétérogène ainsi qu'à l'explication des attributs de la superstructure et des systèmes, on peut revenir à un concept qui se réfère à un terrain construit selon une conception calculée et explicite, et non pas informelle, ni spontanée.

Bibliographie

Archives en ligne

Guillermo Guajardo Soto, Centro de Investigaciones Interdisciplinarias en Ciencias y Humanidades, Universidad Nacional Autónoma de México, guillermo.guajardo@unam.mx