Le pont Cessart à Saumur

Au 18e siècle, le royaume de France est scindé en circonscriptions administratives nommées généralités confiées à un intendant dont les missions pourraient aujourd'hui être assimilées à celle d'un préfet. En position dominante dans la hiérarchie, il incarne la puissance de l'autorité royale dans sa province. Il est donc de ce fait l'interlocuteur privilégié des maires et des échevins, notamment en matière de travaux publics.

Avec de puissants moyens financiers et les équipes d'ingénieurs du corps des Ponts et Chaussées, l'intendant peut entreprendre la construction d’infrastructures audacieuses ou la mise en œuvre de projets urbanistiques d’ampleur. Les ingénieurs spécialisés sauront imaginer des solutions innovantes pour faire face aux difficultés posées par certains chantiers. Le Pont-Neuf de Saumur – aujourd'hui dénommé pont Cessart – en est une illustration majestueuse, née au Siècle des Lumières.

De la généralité de Tours, dépendent la Touraine, le Maine et l'Anjou. En cette dernière province,  s’épanouit Saumur, ville de tuffeau et d'ardoise dominée par un éperon rocheux sur lequel se dresse un majestueux château médiéval. Sise sur la rive gauche de la Loire, il ne manque à la satisfaction de ses habitants qu'un moyen de passage pérenne du bras principal de ce fleuve. Les nombreuses restaurations du pont médiéval n'avaient pas davantage résisté aux crues et aux débâcles prodigieuses du fleuve qu'un ouvrage de franchissement neuf réalisé à grand frais au 17e siècle. Ce fut l’intervention des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui solutionna enfin cette épineuse difficulté.

La supériorité technique de ces ingénieurs spécialisés les firent réussirent là où les entrepreneurs locaux avaient échoué. Les revers successifs essuyés par ces derniers eurent pour conséquence d'entamer la confiance que les Saumurois portaient aux trésoriers de France et à l'autorité municipale. Des situations semblables en d'autres lieux du royaume avaient amenés le pouvoir royal à transférer une partie des prérogatives des trésoriers de France aux intendants de généralités. Cette réforme fut opportune, comme le prouve l'exemple saumurois. Quant aux nouveaux entrepreneurs choisis pour participer à la construction du Pont-Neuf de Saumur, ils furent placés sous les ordres des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Réussite magistrale, le nouvel ouvrage de franchissement est aussi à considérer comme l'une des composantes d'un projet d'envergure de restructuration urbaine.

L'intervention du pouvoir royal à Saumur – à travers les décisions de l'intendant de la généralité de Tours – ne se limita pas, en effet, à la construction de cet ouvrage d'art. Des changements profonds furent apportés à la physionomie de la ville, notamment sur le front de Loire. L'architecture privée et les questions d'assainissement firent aussi l'objet de réflexions de la part des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Si l'ambitieux programme urbanistique qu'ils avaient projeté n'aboutira pas à sa complète réalisation, l'essentiel de ce dessein fut concrétisé.

Outre le Pont-Neuf, la seconde réalisation d'importance de ce projet de restructuration urbaine fut la réalisation d'une grande percée de près de huit kilomètres destinée à relier deux routes royales passant l'une au nord et l'autre au sud du Saumurois.

Bateliers sous le pont de la Loire à Saumur. Aquarelle et gouache par Louis Le Masson, 1775 © Château-musée de Saumur
Bateliers sous le pont de la Loire à Saumur. Aquarelle et gouache par Louis Le Masson, 1775. © Château-musée de Saumur

Une traversée rapide et commode de ce territoire supposait un tracé rectiligne. Pour cette raison, la nouvelle ligne de ponts fut déportée à l'ouest des ouvrages antérieurs de franchissement du fleuve. Ceci permit l'évitement de la ville close aux ruelles étroites et tortueuses. La construction du Pont-Neuf fut ainsi amorcée sur un tracé inédit en 1756.

Derrière ce bel aboutissement technique que représente l'édification d'un pont de 275 mètres de long se profile Jean-Baptiste de Voglie, ingénieur en chef en poste à Saumur de 1751 à 1772. Il fut secondé dans ce projet par deux sous-ingénieurs. Louis Alexandre de Cessart opéra sur ce projet constructif jusqu'en 1765, puis fut remplacé à son départ par François-Michel Lecreulx.

Jean-Baptiste de Voglie dessina des arches d'une portée de 19m50 soutenues par onze piles d'une épaisseur de 3m90. Offrant une faible prise aux flots tumultueux du fleuve en crue, il en assura ainsi la pérennité. Un enfoncement des pieux de fondation à une profondeur plus importante qu'usitée - 4m90 pour la pile centrale – améliorait de plus la solidité des piles. Pour ce faire, une machine à battre les pieux dotée d'un mouton de 750 kg fut spécialement réalisée pour ce chantier. Elle est dite sonnette à déclic.

Une fois les pieux de fondation d'une pile enfoncés dans le lit du fleuve, ils étaient recépés* à l'aide d'une scie actionnée depuis une plate-forme émergée

Perspective de la machine à scier les pieux. Dessin aquarellé publié dans le Journal du pont de Saumur pour la fondation de la 3ème et 4ème pile, 1758, signé de Voglie. © École Nationale des Ponts et Chaussées, ms 2785
Perspective de la machine à scier les pieux du pont de Saumur, 1758, de Voglie. © École Nationale des Ponts et Chaussées, MS.2785

Son fonctionnement reprend celui de la scie utilisée sur le chantier du pont de Neuilly, dirigé par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Jean-Rodolphe Perronet. Des perfectionnements apportés à son principe autorisèrent une coupe de tous les pieux à la même hauteur et sous une profondeur d'eau relativement importante. L'usage de cette machine est venu remplacer la technique des bardeaux permettant de maintenir au sec la zone de travail grâce à des parois étanches et à des pompes. La nature sableuse du lit de la Loire et les crues répétées en avaient rapidement dissuadé l'usage. Une fois l'opération de recépage terminée, un grillage chargé de maçonnerie était placé entre les pieux, au nombre de cent seize. C'est sur cette base solide que pouvait être élevée la maçonnerie d'une pile.

Il fut choisi d'appliquer à la construction des piles une technique novatrice testée vers 1740 par l'ingénieur suisse Charles Labeylie lors du chantier du pont de Westminster. Celle-ci implique que chaque pile soit construite dans un caisson ), lequel s'enfonce au fur et à mesure qu'augmente sa charge au gré de l'avancement des travaux.

Détail d'un caisson enfoncé pour la fondation d'une pile - MS.9 (1) 16
Détail d'un caisson enfoncé pour la fondation d'une pile - MS.9 (1) 16

 

Ce caisson avait été préalablement installé sur un appontement sur une rive de l'île d'Offard, la construction du pont Cessart partant de celle-ci pour rejoindre ensuite la rive gauche de la Loire et la ville de Saumur. Le caisson y était chargé des deux premières assises d'une pile, puis amené à son emplacement futur. La pose des assises suivantes entraînait la descente du caisson, guidée par une enceinte de pilotis jusqu'à se poser sur les pieux recépés. 

Le fond du caisson restait en place, tandis que les parois latérales du dispositif étaient libérées pour être réutilisées à la construction de la pile suivante. Ce procédé fut éprouvé avec succès dès 1757 lors de la construction de la culée* nord et de la seconde pile 

Détail de la culée du Pont-Neuf édifiée sur l'île d'Offard en 1765 - DG 3200
Détail de la culée du Pont-Neuf édifiée sur l'île d'Offard en 1765 - DG 3200

 

Le mérite de Jean-Baptiste de Voglie et de son équipe fut d'avoir associé le principe du caisson de Westminster à des fondations constituées de pieux recépés. Ils ont su s'adapter aux contraintes dictées par le fleuve en associant une technique novatrice à l'usage de machines améliorées pour répondre aux besoins spécifiques de ce chantier. La dernière pile et la culée sud s’achevèrent en 1765. Le Pont-Neuf fut ouvert à la circulation à la fin de l'année 1770, après quatorze ans de travaux.

Au début du 19e siècle, cet ouvrage d'art prend la dénomination que nous lui connaissons aujourd'hui, rendant ainsi hommage à un ingénieur dévoué à sa discipline, Louis-Alexandre de Cessart, et à travers lui au corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Grâce à des interventions de réparation ou à de partielles reconstructions régulièrement menées à l'époque contemporaine, le pont Cessart supporte aujourd'hui le passage quotidien de quinze mille véhicules, tout en portant avec grâce ses 253 ans. Depuis 1982, il partage cependant la charge du trafic routier avec le pont du Cadre Noir qui, lui, rend possible le contournement du centre-ville pour qui veut traverser le Saumurois, notamment pour les poids lourds. À chaque siècle, les ambitions urbanistiques et les nécessités nouvelles en terme d'aménagement du territoire renouvellent les défis techniques. 

Vue aérienne de Saumur. Quartiers Saint-Pierre et Saint-Nicolas. Photographie en noir et blanc de Roger Henrard (1949). © Archives municipales de Saumur – FRAC49328_13Fi003
Vue aérienne de Saumur. Quartiers Saint-Pierre et Saint-Nicolas. Photographie en noir et blanc de Roger Henrard (1949). © Archives municipales de Saumur – FRAC49328_13Fi003

 

Lydia Houbloup,
Guide-Conférencière au service Ville d'art et d'histoire – Mairie de Saumur

Ressources bibliographiques :
CRON, Éric. BUREAU, Arnaud. Saumur. Urbanisme, architecture et société. Éditions 303, 4ème trimestre 2010. Cahiers du patrimoine 93 – Inventaire général du patrimoine culturel.

Histoire des ponts de Saumur. Société des Lettres, Sciences et Arts du Saumurois, bulletin annuel n°144 bis, 2nd trimestre 1995.  


MARREY, Bernard. "Les ponts de la Loire", in La Loire, COYAUD, Louis-Marie. BURNOUF, Joëlle. LE NEVEZ, Nicole et al. Édition 303, 2002, p. 183 – 207.

CRON, Éric. "Urbanisme et architecture sur les bords de la Loire au XVIIIe siècle", in Val de Loire Patrimoine mondial.  AUBANTON, Frédéric. AUCLERC, Philippe. BACCHI, Michel et al. Édition 303, 2012, p. 178 – 183.

Glossaire
* intendant de justice, police et finances : Administrateur à poste fixe, à partir de 1680, ayant la haute main dans une généralité sur les questions de justice, de police, de surveillance du territoire, d'imposition, et aussi de développement économique et d'aménagement du territoire ou d'urbanisme.
* culée : Massif de maçonnerie d'un pont situé sur la rive. Il sert d'appui au tablier du pont et absorbe les poussées des voûtes.
* recéper : raccourcir des pieux ou des pilotis dépassant le niveau voulu.
* flots : frise formée de vagues.