Histoire de nos collections
Les collections de l'École ont une histoire un peu complexe. Nous essayons de vous l'expliquer.
Du cabinet de curiosités du XVIIIe siècle …
Dans un projet d’article destiné au Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris, de Thiery à la fin du XVIIIe siècle, Pierre Charles Lesage, inspecteur de l’École, écrit : « L’École des ponts et chaussées réunit dans son local trois collections précieuses et méritant l’attention des étrangers, des artistes et des amateurs : la première [...] le dépôt des plans des routes [et] les projets de construction [...] ; la seconde [...] le cabinet des modèles et des machines [...], indépendamment d’[...] environ 350 dessins sous verre faits par les élèves ; la 3e, une bibliothèque choisie à l’usage des élèves pour faciliter leur instruction ».
En quelques mots, Lesage décrit l’essence même des collections de l’École, le lien étroit qui unit la production des élèves, celle des ingénieurs et le matériel qui documente ou sert leurs réalisations.
Archives et bibliothèque du Corps et de l'École
Depuis 1747, en effet, au sein du Bureau des dessinateurs du Roi et sous la direction d’un même homme, Jean Rodolphe Perronet, sont rassemblées plusieurs activités : la garde du Dépôt des ponts et chaussées, le lever et le dessin des routes de France, la formation des futurs ingénieurs et, à partir de 1763, l’administration des Ponts et Chaussées, quand Perronet devient Premier ingénieur du Roi. On comprend alors pourquoi, par son entremise, on retrouve dans les collections de l’École, des archives de ces différentes provenances, au moins jusqu’à sa mort en 1794.
À côté des archives, un ensemble de mémoires et d'ouvrages de référence sont rassemblés pour servir à l’instruction des élèves : c’est l’embryon de la bibliothèque. Sa direction et celle des archives sont confiées à Pierre Charles Lesage, qui, dès la fin de ses études à l’École, est nommé auprès du directeur-adjoint, Antoine Chezy, pour s’occuper des relations avec les élèves. Devenu inspecteur de l’École, Lesage rédige le Catalogue des différents mémoires sur les machines, physique, mathématiques, expériences, etc. divisés par cartons depuis la lettre A jusqu’à l’Y pour l’instruction des élèves, [ou] Inventaire général des papiers contenus dans les cartons de la bibliothèque, qui sont destinés à l’instruction des élèves, mis en ordre (...) en 1789.
Les legs de Perronet et de Lesage
Perronet et Lesage sont des savants, des érudits, des hommes des Lumières qui se sont investis dans les grandes entreprises intellectuelles de leur temps, comme l’Encyclopédie. Ils possèdent, rassemblées dans leur cabinet personnel, des collections variées : ouvrages, traités manuscrits, dessins, cartes, mais aussi instruments scientifiques, modèles, échantillons de lithologie, objets d’art etc. Ces collections peuvent être accessibles à ceux qui en font la demande justifiée.
À leur mort, respectivement en 1794 et 1810, ils lèguent la plus grande partie de leurs collections, aux élèves pour Perronet, à l’École pour Lesage. Leurs papiers enrichissent alors les archives et la bibliothèque, tandis que leurs objets constituent le socle de ce qui remplira au XIXe siècle les galeries de l'École.
… aux collections du XIXe
Dès le début du XIXe, les collections de l’École connaissent un essor qui va aller croissant. L’École a notamment bénéficié des saisies révolutionnaires, en recevant de nombreux ouvrages provenant des dépôts littéraires.
L'importance du rôle de Prony
Les orientations ambitieuses prises par le quatrième directeur, Gaspard Riche de Prony, pour faire de l’École un établissement d’enseignement de grande qualité, doivent s’appuyer sur des enseignants de premier ordre et sur une documentation spécialisée au service des élèves. Le nouveau Ministère des travaux publics va plus loin ; il envisage de faire de l’École un organisme au service du corps des Ponts. Il vote des budgets de plus en plus importants permettant, entre autres choses, d’acheter toutes les nouveautés publiées sur les sujets liés aux matières enseignées et aux thématiques du génie civil. Il envoie également systématiquement tout document pouvant être utile au Corps, émanant de ses services ou d’autres ministères, ce qui explique la présence de pièces rares, voire d’unica parmi les ouvrages de la bibliothèque.
En parallèle de ces initiatives officielles, de nombreux ingénieurs font des dons à l'École. Ils suivent en cela l’exemple des premiers directeurs, Prony ayant lui aussi laissé un fonds considérable par l’intermédiaire de sa famille. A son décès, veuf et sans enfant en 1839, celle-ci donne rapidement sa bibliothèque à l’École, dont l’importance est telle que le classement n’en est toujours pas achevé en 1842, comme l’explique l’inspecteur de l’époque, Amédée Bommart. On constate aujourd’hui qu’une grande partie des collections dites “Prony” sont en fait des documents publics liés aux activités professionnelles de l’ingénieur, tant au Cadastre qu’à l’École, ou comme envoyé de Napoléon, en Italie notamment. Sa nièce, Madame de Corancez, lègue enfin en 1850 un dernier ensemble d’ouvrages, apparemment moins nombreux, au vu de son testament.
Les premiers catalogues
Les collections de la bibliothèque s’accroissent de façon exponentielle dans la seconde moitié du XIXe. Si de 1840 à 1850, elles s’étaient enrichies de moins de 1500 livres, ce nombre devient quasiment la norme annuelle à partir des années 1875-1880. Cette importance rend nécessaire la rédaction de catalogues. Le premier sort en 1872, mais le rythme d’accroissement des ouvrages est tel qu’un premier supplément doit sortir en un temps record en 1880-1881. Toujours sous la direction de l’inspecteur, la bibliothèque est dotée d’un personnel spécifique, même si ce ne sont ni des professionnels, ni des érudits, à l’exception notable de l’abbé Halma au début du XIXe siècle.
Un autre catalogue consacré aux manuscrits est publié en 1886. Ces derniers sont constitués pour partie d’archives sélectionnées par Lesage dès le XVIIIe siècle pour leur intérêt pédagogique, pratique poursuivie par la suite, mais aussi de divers manuscrits donnés ou acquis. Leur classement par grands ensembles documentaires est à l’origine d’un démantèlement partiel des fonds d’archives d'origine, rendant leur compréhension assez difficile aujourd’hui. Les autres archives restent à l’abandon, avec leur classement historique, jusqu’en 1995, date de création du premier service d’archives, mais souffrent à quelques reprises d’éliminations arbitraires, souvent pour des raisons de place ou de sécurité.
Les collections d'objets scientifiques
À l'inverse des archives, d’autres collections font dans cette même période, l’objet de toutes les attentions. Parmi celles provenant du legs de Lesage, se trouvent les échantillons de lithologie de Perronet. C’est le point de départ de la collection de géologie et de minéralogie, utilisée par les élèves jusqu’à la fin du XXe siècle, dont il ne subsiste qu’une infime partie aujourd’hui. De nombreux autres échantillons, malheureusement tous disparus, arrivent à l'École tout au long du XIXe : échantillons de bois, larves ou animaux xylophages, différents matériaux de construction, minerais, combustibles, métaux, etc., au gré des voyages ou missions des ingénieurs, d'échanges avec les correspondants et industriels français ou étrangers, des découvertes et des progrès techniques.
De même, lorsqu’en 1804, Lesage et Ferrat, ingénieur en instruments de mathématiques, finalisent l'Inventaire général des instruments de mathématiques appartenant à l'École, ils décrivent une centaine d’instruments, auxquels s'ajouteront ceux venant du legs de Lesage. Le “dépôt des instruments”, sous la responsabilité de l’inspecteur, fournit des appareils pour les exercices des élèves et en prête aux ingénieurs sur les chantiers. Les acquisitions sont orientées vers les nouvelles inventions permettant de produire un travail à la fois plus rapide et plus précis.
Avec les grands chantiers du XIXe (canaux, chemins de fer, travaux de Paris, etc.), les besoins en instruments sont de plus en plus importants ; or, si le dépôt de l’École est géré avec rigueur, il n’en est pas de même partout en France. En 1849, sur décision du ministre des Travaux publics, il est transformé en un Dépôt central de tous les instruments de précision appartenant à l’État pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées, des Mines et pour les colonies. Cette nouvelle orientation n’est que la première d’une série qui va toucher les autres collections d’objets.
L’hôtel de Fleury, où s’installe l’École rue des Saint-Pères en 1845, permet d’envisager des agrandissements que les précédents locaux ne permettaient pas. L’administration des Ponts et Chaussées peut enfin voir se réaliser son vœu tacite de confier à son établissement “fleuron” la gestion de services et de collections de tous ordres. L’École devient ainsi une sorte de “conservatoire” des métiers des Travaux publics, fournissant à ceux qui en ont besoin, élèves ou ingénieurs, le matériel nécessaire, tout en continuant d’accueillir des visiteurs étrangers qui viennent s’inspirer des inventions françaises.
Le dépôt de l'École
Six ans plus tard, l'École récupère des bâtiments et des terrains dépendant de l’ancien Atelier des ponts à bascule situé quai de Billy et y installe le Dépôt de l’École. On y trouve un laboratoire et un atelier expérimental, les modèles et collections de grand volume, le dépôt central des machines, et des salles d’examen et de réunion pour les conseils et les commissions. Dans les années 1870, le dépôt est déménagé avenue d’Iéna, tandis que rue des Saints-Pères, est édifiée la galerie des modèles, accolée à l’École.
Durant les mêmes décennies, les innovations et chantiers présentés par le ministère lors des expositions universelles, sont l’occasion pour l’École d’enrichir le contenu des galeries. Des ingénieurs et professeurs de l’établissement contribuent systématiquement au choix des sujets présentés et à l’organisation du pavillon des Travaux publics, ce qui vaut à l’École de se voir proposer en retour une partie des objets exposés. Pour l’exposition de Vienne, en 1873, Honoré Baron, professeur de routes à l’École, directeur du service du Dépôt des instruments de précision et chargé de la surveillance de la galerie des modèles, rédige et expose le Catalogue descriptif des modèles, instruments et dessins des galeries de l'École.
Dans l’introduction, il écrit : « les diverses collections que renferment les galeries[...] ont dû [...] prendre naissance peu [...] après l'École elle-même. […]. Il fallait des ouvrages scientifiques, des dessins, des modèles de machines et de travaux [...]. Mais, d’une part, les géographes et dessinateurs [...] employaient un certain nombre d’instruments qui ont constitué un premier fonds ; d’autre part, Perronet […] a fait établir plusieurs modèles de ses machines et de ses principaux ouvrages d’art ; il les a légués à l'École en même temps que sa précieuse bibliothèque. […]. [Est] réuni[e] dans les galeries de l'École une collection dont l’ensemble est précieux au double point de vue de l’art et de l’instruction des élèves ; c’est aussi le point de départ des études et des travaux des générations nouvelles ».
Cette dernière phrase traduit la préoccupation de la direction lorsque arrivent les nouveaux objets, notamment après les expositions universelles : constituer une “documentation” riche témoignant des progrès techniques pour servir aux générations futures, et faite pour durer. Les épreuves de la première moitié du XXe siècle auront raison de ce bel enthousiasme.
XXe siècle : déclin, disparitions et lente renaissance
Des collections nouvelles
Dès 1914, la Première Guerre mondiale fait marquer le pas à l’accroissement constant des collections. Paradoxalement, c’est au moment où les innovations techniques se multiplient pendant la guerre ou juste après, que commence le déclin des objets qui étaient les témoins de celles de la période précédente. Le contenu des enseignements est modifié après la Grande Guerre, et la formation s’appuie désormais davantage sur des déplacements sur le terrain plutôt que sur les collections encyclopédiques vieillissantes entassées dans les galeries.
À l’inverse, des objets nouveaux témoignant de l'évolution des technologies, apparaissent dans les fonds de l’École. Si la photographie avait été largement présente dans la formation des élèves dès les années 1860, c’est en pleine guerre que la direction s’interroge sur les avantages que pourrait apporter l’utilisation du cinématographe pour l'enseignement. Le directeur, Auguste Kleine, est même nommé en 1916, membre de la Commission extraparlementaire chargée d’étudier les moyens de généraliser l’application du cinéma dans les différentes branches de l’enseignement. C’est ainsi que les films font leur apparition dans les collections de l'établissement.
Un lent déclin
La Seconde Guerre mondiale sonne définitivement le glas des collections du XIXe siècle. Les maquettes, plans-reliefs, tableaux et bas-reliefs de la galerie des modèles sont détruits ou dispersés en 1954, et le bâtiment démoli, dans le but d’ériger à la place une nouvelle bibliothèque moderne qui n’a jamais vu le jour. Il faut dire que l’encombrement des grandes maquettes les dessert à une époque où la place recommence à manquer et où la notion de patrimoine scientifique ne s’est pas encore imposée. Au moment où ces collections sont dispersées, elles sont jugées à la seule aune de leur utilité.
L’abandon des autres objets suit, dans les années 1960, avec la suppression du service des instruments ; dans les années 1980, c’est la galerie de géologie et de minéralogie qui est vidée de la plus grande partie de ses échantillons, ainsi que des pierres lithographiques utilisées au XIXe pour imprimer le portefeuille des élèves, ou les cours.
Le réveil depuis la fin du XXe siècle
Les archives, en revanche, retrouvent le devant de la scène avec la création tardive d’une entité archives dédiée, en 1995, au sein du Centre de documentation contemporaine et historique. Cela permet d’envisager de décrire ensemble toutes les archives de l'École, y compris celles incluses dans les fonds de la bibliothèque, dans un plan de classement global témoignant de l’évolution de l’établissement.
Depuis les années 2000, les collections endormies, pour celles qui existent encore, retrouvent peu à peu le chemin de la lumière. En vendant l’hôtel de Fleury, son adresse historique à Paris en 2008, l’École a sans doute réveillé des souvenirs enfouis dans les mémoires de ses anciens élèves ; ils redécouvrent avec un peu de nostalgie ces témoins de leurs jeunes années. Les plus jeunes sont curieux eux aussi d’un patrimoine dont ils n’avaient aucune idée. Ils témoignent généralement d’un intérêt tel qu’on se prend à imaginer que ces collections oubliées ont peut-être encore un rôle à jouer, une utilité dans la sensibilisation des élèves aux sciences humaines et sociales, et qu’elles renoueront alors avec la vocation pédagogique et pratique qu’elles avaient à l’origine.