
Donner à voir les futurs socio-écologiques
Donner à voir les futurs socio-écologiques. Proposition d'une altervisualité.
Raphaële Bertho, maîtresse de conférences, laboratoire InTRU, Université de Tours
Stéphanie Rivoire, directrice de la documentation, des archives et du patrimoine, École nationale des ponts et chaussées
À partir d'une exploration dans les archives de l'École, cet article interroge le rôle des images patrimoniales pour appréhender le changement climatique.
Originellement publié dans : Transitions. Les nouvelles annales des ponts et chaussées, n°4, Presses des Ponts, 2024.
Partant du constat d’un nécessaire changement de paradigme face aux défis posés par le changement climatique et l’épuisement des ressources, quelles projections nous permettraient de repenser notre rapport au monde, symboliquement et littéralement ? Dans ce processus de réappropriation et d’interrogation de notre héritage, quel rôle occupent les images ? Loin d’être un matériau inerte, les dessins, schémas, cartes ou photographies jouent un rôle primordial dans le développement d’un discours. Pour désigner cette puissance des images, le théoricien britannique Nicholas Mirzoeff se réfère à la notion de visualité, qui désigne non seulement les visuels mais aussi la manière dont ils soutiennent, informent, donnent sens, incarnent une manière de concevoir le monde. S’agissant de l’École des Ponts, la visualité à l’œuvre a permis de concevoir le rôle et la capacité des ingénieurs à édifier, à construire.
Aujourd’hui au pied du mur, comment se saisir de cette culture visuelle séculaire pour penser d’autres manières de faire ? Après une rapide identification de cette culture visuelle et de son usage dans la formation et la pratique des ingénieurs, l’invitation lancée à l’artiste Frédérique Daubal pour proposer une œuvre qui s’imprègne de cet imaginaire, de cette visualité, permet d’ouvrir des possibles, par-delà le mur. Le traverser, le percer, le surmonter conduit à suivre une nouvelle voie, à rechercher une forme d’altervisualité, terme proposé ici par l'historienne de la photographie Raphaële Bertho.
Les fonds photographiques de l’École nationale des Ponts et Chaussées : le témoignage d’une visualité en actes
L’histoire de l’École des Ponts s’est largement écrite avec les visuels, dont la photographie, laquelle est convoquée depuis plus de 150 ans, tant pour transmettre les savoirs et savoir-faire des ingénieurs que pour conserver la mémoire des grands chantiers. Le médium est alors au fondement d’une culture visuelle qui s’impose d’autant plus efficacement que la photographie bénéficie depuis son invention d’une aura d’objectivité. Considérée comme une preuve visuelle, un outil d’attestation du réel, elle est d’autant plus précieuse pour fonder une visualité.
Dès 1857, une série de conférences sur la photographie est organisée à l’École, confiée aux frères Bisson, photographes déjà bien installés à Paris. Ces conférences initient un enseignement théorique et pratique qui dure jusqu’en 1911. Louis Robert, chef d’atelier à la manufacture de Sèvres, se le voit confier en 1858[1] sous la forme de trois leçons et de cours de manipulation. Suivent des achats de matériels, comme une grande chambre noire à soufflet, deux châssis, deux cadres, un pied, un nouvel objectif[2] ; le cours lithographié[3] fait l’objet en 1868 d’un Résumé des conférences sur les manipulations photographiques[4]. S’y trouve précisée l’utilité d’une « bonne et simple organisation du bagage photographique », ainsi qu’un « mode d’opérer en voyage ». Il s’agit de familiariser les futurs ingénieurs avec une nouvelle technique, au même titre que ceux-ci pratiquaient alors le dessin, tant pour leurs missions de terrain que pour reproduire cartes et dessins utiles. Assez vite, la dimension de promotion des travaux réalisés et de la maîtrise technique nécessaire pour leur mise en œuvre conduit à une riche production, dont l’École assure la conservation et la diffusion.
La constitution d’une collection pour témoigner des grandes réalisations
Louis Cavalier, inspecteur de l’École, est à l’origine de l’introduction de cet enseignement. Ce nouveau procédé de fixation du réel lui semble en effet pouvoir saisir de manière fiable les étapes du chantier qui occupe l’ingénieur. Il s’enquiert ainsi à plusieurs reprises auprès d’Alexander Hamilton Bowman, directeur du Bureau des constructions publiques des États-Unis, de son usage de la photographie. Celui-ci en systématise l’usage pour surveiller ses chantiers qui « sont partout aux États-Unis, de sorte que l’inspection en devient à peu près impossible […] En me procurant une image prise d’une bonne épreuve négative sur une surface polie, je puis, à l’aide d’une lentille grossissante, déterminer, avec une grande précision, la qualité exacte des matériaux employés et la nature du travail qui se fait à plusieurs milliers de lieues de distance »[5].
Cette utilité concrète pour l’ingénieur est régulièrement réaffirmée au fil de la correspondance comme des publications de l’École dans les années qui suivent. Les collections se constituent peu à peu grâce aux dons, aux achats et aux échanges. Son réseau international permet à l’École de disposer de nombreux clichés d’ouvrages d’art à l’étranger, en particulier aux États-Unis.
Malgré une conservation aléatoire, l’inventaire des collections photographiques de 1883 compte 548 numéros de cotes soit environ 10 000 tirages de Édouard-Denis Baldus, Charles Marville, les frères Louis-Auguste et Auguste-Rosalie Bisson, Louis-Émile Durandelle, Auguste-Hippolyte Collard – ce dernier signe d’ailleurs « photographe des ponts et chaussées ». Ouvrages d’art, travaux publics, chemins de fer, architecture ancienne : voilà un atlas rassemblant de grandes réalisations humaines, témoignages de l’ingéniosité technique mise en œuvre pour structurer l’espace, quadriller les territoires, se les approprier, physiquement mais aussi symboliquement par leur représentation organisée.
Des clichés pour mettre en scène une nouvelle profession

Fonds Vinci, Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote 2022-04.
Photographie : Studios Villeurbannais Monchanin et Perichon. Crédits : Société Générale d'Entreprises.
L’émergence de la technique photographique coïncide avec une multiplication des travaux de construction et d’aménagement sur le territoire, ainsi que l’affirmation de la profession d’ingénieur. Tout concourt à ce qu’émerge une pratique active de prises de vues, destinées à montrer la capacité d’action d’un corps de l’État, les prouesses techniques que celui-ci peut employer, le gigantisme et la qualité des ouvrages construits. Léonce Reynaud en établit une compilation en cinq volumes en 1883 : Les Travaux publics de la France, parus aux éditions Rothschild. Peu à peu, les municipalités puis les entreprises de travaux publics constituent également une documentation des chantiers. Ainsi, le fonds remis par la société Vinci à l’École des ponts en 2022 comprend de multiples reportages effectués sur des chantiers de 1911 à 1995 par une soixantaine d’entreprises du bâtiment et des travaux publics, en France et dans le monde, soit 49 000 photographies qui documentent routes, barrages hydrauliques, centrales électriques, ponts, installations portuaires et ferroviaires, établissements scolaires, usines, logements sociaux (fig. 1). Parfois publiés dans la presse professionnelle ou diffusés à de potentiels clients, dans une logique promotionnelle, le plus souvent transmis aux commanditaires qui pourront se prévaloir de ces réalisations, ces clichés donnent à voir hommes, machines et équipements, racontant aussi une époque et constituant par là même une mémoire d’entreprise.
L’usage des images dans la transmission des savoirs

Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote 9554/2/Ph1.
Considérées comme des sources documentaires, ces images complètent le corpus initial d’ouvrages techniques, de tableaux, dessins et gravures mis à disposition des élèves ingénieurs. Malgré le temps de pose, la relative simplicité de mise en œuvre du procédé photographique permet de retracer le déroulé du chantier, mais encore de renseigner les innovations, les techniques utilisées, le rôle dévolu aux machines… Ces sources sont donc utilisées pour les cours, une pratique qui dure jusque dans les années 1950, sous la forme de clichés à projection. Entre 1912 et 1914, se dresse par exemple une « Liste par leçon des tableaux et objets nécessaires au cours de monsieur l’Inspecteur M. Daniel » pour le cours Procédés généraux de construction (fig. 2). Parmi les représentations peintes et les gravures, les modèles (maquettes), les outils et les échantillons apparaissent, à compter de février 1914, 13 clichés représentant le chantier du viaduc d’Asnières et 11 clichés représentant les fondations sur blocs pour le port du Havre.
Peu à peu, les photographies remplacent les autres supports de l’enseignement, simplifiant la préparation des séances. Rare témoignage conservé de cette pratique, le cahier de cours d’Edouard Imbeaux, professeur d’hydraulique agricole de 1912 à 1923, montre la Société des hauts-fourneaux et fonderies de Pont-à-Mousson, ses machineries, ses ateliers, mais aussi ses ouvriers qui posent face à l’objectif, appuyés sur une rambarde ou un manche de pelle (fig. 3). D’une manière générale, ces matériaux de cours sont travaillés, réorganisés au fil des années, des éléments en sont supprimés, d’autres y sont ajoutés, montrant la recherche du meilleur visuel, de la meilleure représentation. Le support photographique restera un élément majeur de l’enseignement dans les décennies qui suivent, principalement sous forme de diapositives.

Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote 9554/2/22 (9554/2/Ph1).
La proposition artistique, l’esquisse d’une altervisualité
La proposition artistique élaborée pour ce numéro dialogue avec cette visualité fondée sur la valorisation du progrès technique et de la construction, en esquissant les contours d’une altervisualité : « Le principe sera donc de reprendre l’héritage, ici visuel, pour le retraverser, le repenser, le renverser »[6]. La pertinence de l’altervisualité proposée est dépendante des visuels choisis par l’artiste, tout autant que de la composition d’ensemble : ils mobilisent manifestement l’imaginaire des ingénieurs, à la visualité qui sous-tend leur action, tout en proposant un agencement qui permette d’envisager d’autres visions du monde et de ses futurs.
Le modus operandi de la sélection
La sélection des images menée dans un premier temps peut être qualifiée d’« échantillonnage raisonné », cette contraction renvoyant ici à un prélèvement effectué dans un cadre déterminé, tout en laissant place à une forme partiellement aléatoire. La connaissance des fonds photographiques, de leur histoire comme de leurs usages, constitue ainsi le cadrage préliminaire qui a permis de guider l’artiste dans les corpus disponibles. Il fallait que les matériaux de la composition couvrent l’ensemble de la période considérée tout en restant fidèles aux formes visuelles récurrentes. L’intérêt porté à certaines représentations est issu du croisement de la connaissance du fonds, de l’histoire de la représentation photographique et des référentiels visuels des ingénieurs.

Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote PH 453-5 A.34. Disponible sur Héritage.
Se retrouve par exemple une vue de 1904, extraite de l’album consacré au viaduc du Viaur, qui met en scène clairement la puissance de la technique (fig. 4). Construit de 1896 à 1902, inauguré en octobre 1902, ce viaduc « en acier, assemblé par rivets, est composé de deux poutres en porte-à-faux équilibrées (technique cantilever) et articulées, chacune prolongée par une courte poutre à section constante et une culée en maçonnerie à deux arches »[7]. Le cadrage serré de la photographie ne laisse aucune place à une quelconque contextualisation, ce sont les structures, celle du viaduc et celle de la passerelle, qui sont les sujets de la représentation. La composition très symétrique avec un point de fuite central souligne la capacité des ingénieurs à ordonner la matière tout en créant une profondeur malgré le peu de recul. L’innovation technique dont il témoigne, c’est alors le plus long arc métallique jamais construit, est ainsi mise en majesté.

Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote 5SI 137-2.
Photographe non identifié.
Un autre cliché issu du fonds pédagogique incarne cette fois la capacité des ingénieurs à donner aux conceptualisations les plus complexes une incarnation à grande échelle (fig. 5). D’un point de vue formel, le fait que les deux personnages au premier plan soient de dos permet une projection du spectateur : ils deviennent des incarnations symboliques de la « figure de l’ingénieur ». Leurs casques de chantier permettent d’identifier l’action, celle du passage du plan à la réalisation, tout en autorisant un déplacement du contexte dans le cadre de la composition finale.
Au fil de l’exploration, d’autres images et représentations non photographiques, comme des plans, des cartes, des mentions, sont venues s’ajouter aux matériaux visuels préalablement identifiés, du fait de leur importance dans la mise en place de la visualité propre à la culture de l’École des Ponts. L’exemple le plus manifeste ici est sans aucun doute le dessin d’ingénieur de Louis-Alexandre de Cessart, représentant la digue pour le port de Dieppe (4e projet) de 1776 (fig. 6), à l’origine du logo actuel de l’école et dont la vague se retrouve dans le panache coloré de la dernière image du numéro. Initialement, ce dessin est rentré dans l’histoire visuelle de l’École pour un autre élément : la structure de la digue, laquelle va être choisie par le service communication en 1981 pour symboliser la recherche aux Ponts, puis rapidement pour devenir le logo de l’ensemble de l’École, dans une période de forte évolution pour cette dernière (développement de la recherche, second site alors situé à Noisy-le-Grand). Cette manière de se référer à un des dessins anciens de l’École est une façon de s’inscrire dans une filiation, une tradition, une mémoire. En lui-même, le dessin ne diffère guère des autres : rappel visuel d’un territoire ou d’un « obstacle » naturel, composition proposant une élévation, insert montrant la réalisation technique de l’ouvrage, ici avec des ouvriers accumulant les matériaux nécessaires. Ce qui est retenu de ce dessin au début des années 1980 est la marque du geste de l’ingénieur qui œuvre à maîtriser un environnement envahissant, débordant. Paradoxalement, dans ce dessin de 1776, la vague, déjà, passe le mur ; c’est elle que Frédérique Daubal choisit de reprendre pour sa proposition graphique aujourd’hui.

Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote DG 5. Disponible sur Héritage
La composition, une synthèse temporelle et spatiale
Partant de cette identification préalable, l’artiste ajoute à cet ensemble de critères celui de la recherche de formes qui puissent s’articuler dans une composition cohérente. Elle propose une synthèse qui agrège les différentes époques de la visualité, comme de la construction. Dessin du XVIIIe siècle, cartes, relevés et mesures, photographies, diapositives se côtoient dans une proposition qui fait fi des lois de la perspective comme de la pesanteur. Toutes les échelles s’entremêlent, rail et route, barrages, digues, tunnels, viaduc forment un paysage profondément anthropisé. Frédérique Daubal s’est attachée à rendre sensible l’importance de la connaissance et de l’expertise technique à travers la présence des personnages, seuls ou en groupe, ou encore en reportant sur les images des annotations glanées sur les documents d’archives. Elle compose ainsi une grande fresque, qui, en rompant avec la chronologie, donne à voir autrement une situation résultant d’une activité humaine prégnante sur l’environnement et les territoires. Le mur est présent, dominant l’image. Cependant, ici ou là, une percée se dessine, voire s’impose. L’empreinte des infrastructures routières, le surplomb des bâtiments, la profondeur des tranchées se traduisent par une densité de l’image où, néanmoins, la forêt persiste, par une sédimentation qui laisse encore affleurer une vague, par une accumulation de couches dont ressurgit un arbre ou un animal sauvage. L’utilisation des aplats de couleurs ainsi que l’introduction d’éléments végétaux perturbent les images traditionnellement repérées en tant que composantes du récit porté par l’École des Ponts. Cette irruption incarne avec humour l’émergence nécessaire d’un nouvel imaginaire. Celui-ci s’offre telle une nouvelle perspective s’offrant à ce personnage qui observe un horizon par-delà le mur[8], ou surgit comme une gerbe multicolore au milieu de la plaine peuplée d’infrastructures de béton et d’acier. Frédérique Daubal guide ainsi l’œil avec douceur vers un détail inattendu, accessible au spectateur qui accepte de s’immerger dans sa proposition d’une altervisualité contemporaine.
[1] Procès-verbal de la séance du conseil de l’École impériale des ponts et chaussées, 12 avril 1858. Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote 9562.
[2] Lettres de Louis Cavalier à Louis Robert, 8 juillet 1857, 19 juillet 1857, 22 février 1859. Registre des lettres envoyées par l’Inspection générale, 1855-1857, Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote 9565.
[3] Collection des manuscrits - Divers documents sur la Marine. Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote MS 3235.
[4] Résumé des conférences sur les manipulations photographiques, École impériale des ponts et chaussées, 1868. Collections de l’École nationale des ponts et chaussées, cote 4°7823.
[5] Cité dans « La photographie surveillante des constructions publiques », Revue photographique, n°29, 5 mars 1858, p. 3031.
[6] Note de cadrage pour la commande de visuels pour le numéro 4 de la revue Transitions, 9 février 2024.
[7] Bulletin technique de la Suisse romande, 29e année, n°2, 25 janvier 1903 [consulté le 28 avril 2024]. Disponible sur : https://www.e-periodica.ch/
[8] Image visible p. 73 du numéro 4 de la revue Transitions.